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Le Barreau du Québec lance son Guide pratique pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle générative

Cassandre Legault (Cassandre Legault est étudiante dans le cadre du cours DRT6903)

Le 25 octobre 2024, le Barreau du Québec a publié le Guide pratique pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle générative (ci-après, le « Guide »), destiné à accompagner ses membres dans l’adoption de pratiques conformes à leurs obligations déontologiques lors de l’intégration de ces technologies dans leurs activités professionnelles. Loin d’interdire l’usage de l’intelligence artificielle générative (ci-après, « IA générative »), le Guide vise à en encourager une utilisation qui soit prudente, réfléchie et éthique, en adéquation avec les standards de la profession juridique. Tout en reconnaissant les apports potentiels de l’IA générative en termes d’efficacité et d’innovation, le Barreau met en garde contre les risques qui y sont associés, soulignant que :

« L’IA générative est une “épée à double tranchant” : D’une part, elle promet d’accroître considérablement l’efficacité et l’efficience. D’autre part, elle soulève des enjeux significatifs susceptibles de menacer l’intégrité des données, des procédures judiciaires et de la profession. »

Face à ces risques, le Guide vise à rappeler les principales obligations éthiques et déontologiques des membres de l’Ordre et à examiner attentivement l’impact de l’IA générative sur celles-ci. Ce document s’inscrit dans un contexte de réglementation en pleine évolution, tant au Canada qu’à l’international, alors que les autorités s’efforcent de fournir des orientations claires pour une utilisation responsable de l’IA.

Contexte législatif actuel

L’année 2024 a marqué un tournant important dans la réglementation de l’IA à l’échelle mondiale, avec l’adoption et l’entrée en vigueur de la Loi sur l’intelligence artificielle de l’Union européenne, qui se positionne d’emblée comme un standard international. À l’instar de l’Union européenne, le gouvernement canadien avait pris les devants, en juin 2022, avec le dépôt du projet de loi C-27 et de sa Loi sur l’intelligence artificielle et les données. Or, ce projet de loi tarde à être adopté, laissant le cadre juridique canadien fragmenté et incomplet. Le Québec, qui ne dispose pas de projet de loi propre à l’IA à l’échelle provinciale, n’échappe pas à cette réalité.

En dépit de l’absence d’un cadre spécifique, l’utilisation de l’IA au Québec est régie par le droit positif existant. Pour les professionnels du droit utilisant l’IA, la réglementation applicable repose sur le droit de la responsabilité professionnelle, en particulier sur les obligations énoncées dans le Code des professions, le Code de déontologie des avocats, la Loi sur le Barreau et le Règlement sur la comptabilité et les normes d’exercice professionnel des avocats.

À mesure que l’IA générative transforme l’innovation au sein du secteur juridique, les autorités compétentes se mobilisent pour fournir des orientations déontologiques aux juristes, tout en veillant à garantir la protection du public. S’inscrivant dans la continuité des initiatives des barreaux d’autres provinces canadiennes, le Guide reflète une démarche nationale visant à favoriser une adoption responsable de l’IA dans la profession juridique. Le Barreau de la Colombie-Britannique avait ouvert la voie en publiant les premières lignes directrices sur le sujet en novembre 2023, suivies par des documents d’orientation similaires émis par les barreaux de l’Alberta, de la Saskatchewan, du Manitoba et de l’Ontario. En Europe, le Conseil national des barreaux a publié son propre guide sur l’utilisation de l’IA générative le 19 septembre dernier.

Obligations déontologiques adaptées à l’ère de l’IA

Compétence, qualité des services et non-discrimination

Le Guide souligne que le devoir de compétence impose aux avocats de maîtriser les technologies de l’information, y compris l’IA générative, afin d’en assurer une utilisation efficace et responsable dans la pratique juridique. Cette compétence repose sur une compréhension approfondie des fonctionnalités et des limites de l’IA générative ainsi que sur un engagement à la formation continue pour demeurer au fait des évolutions technologiques et des risques inhérents. Le Guide recommande également l’évaluation critique des résultats générés par l’IA et la nécessité d’une supervision humaine pour éviter les erreurs potentielles et garantir l’exactitude des informations fournies aux clients. À cet égard, le Guide rappelle que :

« Dans un contexte de désinformation, il est essentiel de considérer les résultats générés comme des points de départ, et non des conclusions définitives. »

Le principe de « l’humain dans la boucle » est également essentiel au respect de l’obligation de non-discrimination. Puisque les modèles d’IA peuvent reproduire des biais présents dans les données d’entraînement, les avocats sont encouragés à vérifier soigneusement les résultats générés pour identifier et corriger d’éventuels préjugés.

Secret professionnel et confidentialité

Le Guide met l’accent sur la nécessité pour les avocats de s’assurer que les renseignements confidentiels des clients ne soient jamais intégrés dans des systèmes d’IA accessibles au public, sous peine de compromettre le secret professionnel. À cet égard, le Guide rappelle que :

« Le simple fait d’entrer des informations protégées par le secret professionnel dans un tel système ouvert […] constitue une violation, même sans reproduction ou divulgation effectives. »

[Nos soulignements]

Pour cette raison, il est recommandé de privilégier des systèmes en circuit fermé, développés et déployés à l’interne, permettant un contrôle plus strict des données. Afin de minimiser les risques d’incidents de confidentialité, le Guide préconise le choix d’outils d’IA générative conformes aux normes les plus rigoureuses en matière de sécurité des données. La mise en place de politiques de confidentialité internes adaptées aux spécificités de l’IA et l’organisation d’audits réguliers sont fortement conseillées.

Le Guide insiste également sur l’importance de documenter les interactions avec l’IA, y compris les instructions données, les renseignements fournis et les résultats obtenus. Cette documentation constitue un élément essentiel du dossier client et doit être conservée pendant au moins sept ans après la clôture du dossier, conformément aux normes professionnelles en vigueur.

Protection des renseignements personnels

Le Guide recommande l’anonymisation des renseignements personnels avant l’utilisation d’un outil d’IA, afin d’empêcher toute identification directe ou indirecte des personnes concernées. Conformément aux lois sur la protection des renseignements personnels, les renseignements doivent être anonymisés suivant « les meilleures pratiques généralement reconnues » et « selon les critères et les modalités déterminés par règlement ». Lorsque l’anonymisation s’avère impossible, le Guide déconseille fortement le recours à l’IA.

Cette approche diffère de celle adoptée en Europe par le Conseil national des barreaux, qui privilégie plutôt la pseudonymisation (ou dépersonnalisation), un processus consistant à retirer tous les renseignements permettant l’identification directe des personnes concernées. L’approche plus stricte du Barreau du Québec, bien qu’elle vise à offrir une protection complète de la confidentialité, est susceptible d’entraîner des défis techniques et financiers importants. En effet, l’anonymisation efficace des renseignements personnels exige une expertise technique que tous les cabinets ne possèdent pas à l’interne. L’implémentation d’outils spécifiques et l’intervention de spécialistes peuvent générer des coûts supplémentaires importants, en particulier pour les cabinets de petite taille disposant de ressources limitées. Dans ce contexte, cette exigence pourrait s’avérer difficile à mettre en œuvre en pratique.

Alors que le Guide souligne explicitement la nécessité d’anonymiser les renseignements avant toute utilisation de l’IA, la FAQ du Barreau suggère que la dépersonnalisation pourrait suffire pour satisfaire aux obligations déontologiques de confidentialité et de protection du secret professionnel. Cette position crée une ambiguïté quant à la portée réelle de cette exigence et suscite des incertitudes quant aux modalités pratiques de sa mise en œuvre.

Honnêteté, transparence et consentement

Le Guide souligne l’importance de la transparence pour garantir une utilisation éthique de l’IA générative dans le milieu juridique. En principe, les avocats doivent obtenir le consentement éclairé de leurs clients avant de recourir à l’IA générative, ce qui suppose une compréhension approfondie des avantages, des risques et des limites associés à son utilisation dans le traitement des dossiers. À ce propos, le Guide précise :

« Pour garantir que le client comprenne et évalue les services reçus, il est essentiel de révéler l’utilisation de l’IA générative dès que celle-ci est envisagée. Le professionnel du droit doit obtenir le consentement libre et éclairé du client, en précisant les risques liés à l’IA générative et les stratégies d’atténuation prévues. »

[Nos soulignements]

Cette approche doit toutefois être modulée en fonction de l’ampleur de l’utilisation prévue, la divulgation de l’usage de l’IA générative n’étant pas systématiquement nécessaire. Chaque situation doit être évaluée en fonction de ses spécificités et de ses impacts potentiels. Dans sa FAQ, le Barreau invite ainsi les juristes à exercer leur jugement professionnel et à faire preuve de discernement pour décider de la nécessité d’informer leurs clients de l’usage de cette technologie. Cette décision doit s’appuyer sur les principes éthiques et déontologiques ainsi que sur les attentes légitimes des clients en matière de transparence et d’intégrité dans la gestion de leur dossier.

En recommandant l’obtention d’un consentement éclairé des clients avant l’utilisation de l’IA dans la gestion de leur dossier, le Barreau du Québec adopte une approche proactive, se démarquant du Conseil national des barreaux européen, qui n’a pas encore pris position sur ce sujet. Bien que cette recommandation soit pertinente dans une optique d’honnêteté et de transparence, elle pose d’importants défis pratiques. En effet, la notion de consentement s’avère difficilement applicable dans un contexte où la technologie sollicitée est complexe et difficile à expliquer. Le risque est que la mise en œuvre de cette exigence ne se réduise à une formalité bureaucratique, plutôt que de constituer un véritable échange informé. À cet égard, il serait pertinent pour le Barreau de fournir des directives supplémentaires sur la manière de vulgariser les concepts d’IA, afin de garantir une véritable compréhension par les clients.

Honoraires justes et raisonnables

Le Guide précise que l’intégration de l’IA générative dans la pratique juridique exige une approche transparente et équitable en matière de facturation. Les honoraires doivent être proportionnels à la valeur réelle des services rendus et non au temps économisé grâce à l’IA :

« Les honoraires ne devraient pas être calculés en fonction du temps qu’aurait pris la tâche sans l’IA, mais plutôt en fonction du temps réellement investi, tout en tenant compte de l’efficacité de l’IA générative. »

La transparence est cruciale, et il incombe aux avocats d’informer leurs clients des modalités tarifaires et d’obtenir leur consentement éclairé en détaillant les implications financières de l’utilisation de l’IA. Les conventions d’honoraires doivent ainsi être ajustées pour inclure des clauses spécifiques à l’application de l’IA dans les services juridiques.

Dans ce cadre, les avocats peuvent facturer le temps consacré à la révision et à la validation des résultats générés par l’IA, à condition que les frais soient justes, raisonnables et explicitement communiqués au client au préalable.

Obligations liées aux tribunaux

Le Guide précise que les avocats doivent se conformer aux avis et directives des tribunaux sur l’utilisation de l’IA générative, émis notamment par la Cour fédérale du Canada, la Cour d’appel du Québec, la Cour supérieure, la Cour du Québec et les cours municipales. Ces directives visent principalement à préserver l’intégrité des procédures judiciaires en veillant à la fiabilité des analyses produites à la Cour. En conséquence, il incombe aux avocats de vérifier et de valider les contenus générés par l’IA afin de s’assurer de leur rigueur et de leur précision, conformément aux standards d’exactitude requis dans le cadre judiciaire.

Conclusion

En somme, le Guide marque un tournant vers une intégration réfléchie et éthique de l’IA générative dans la profession juridique au Québec. Malgré son ambition de fournir un cadre structuré, certaines exigences demeurent ambiguës et gagneraient à être précisées afin de faciliter leur mise en œuvre concrète. En matière de transparence, par exemple, les situations dans lesquelles la divulgation de l’utilisation de l’IA est impérative pourraient être clarifiées, de même que la manière de s’assurer que les clients comprennent pleinement les implications de cette technologie dans le traitement de leur dossier. La question de l’anonymisation pourrait également bénéficier de plus amples clarifications afin d’éviter des interprétations contradictoires et d’orienter les professionnels du droit vers des pratiques harmonisées.

Ce contenu a été mis à jour le 8 novembre 2024 à 19 h 09 min.

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