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Bilan sur les 10 ans de la Maîtrise en commerce électronique(29 avril 2011)

Chers amis,
Mon président de panel (Gilbert Babin), conformément à son organisation légendaire dont j’ai pu bénéficier de la rigueur pendant 3-4 ans, nous a aussitôt contacté, dès la constitution du présent panel, pour jouer son rôle de président avec le sérieux, le dévouement qu’il manifeste dans tout projet auquel il touche. Cela dit, l’avantage d’être directeur d’un programme, et surtout un directeur sortant d’une Maîtrise dans laquelle vous vous êtes impliqué depuis le début, c’est de pouvoir s’autoriser, à tort ou à raison, un peu de distances avec les consignes imposées. Je fais donc un « Zidane » de moi-même, un « tout petit coup de boule virtuel » si je puis m’exprimer ainsi, non pas tant pour régler mes comptes mais pour user de la liberté qui m’est donnée afin d’évoquer tant la Maîtrise que le domaine. Aussi, plutôt que les deux questions qui avaient été proposées, j’aimerai vous présenter 10 points pour 10 ans ! 1 point par année. 10 points qui tournent autour de déception, d’espérances, de peurs et de fantasmes de peur. 10 points qui sont le seul moyen que j’ai trouvé pour faire le bilan de ces 10 ans, un bilan pleins d’approximations tant je trouve la situation compliquée, contradictoire, difficile à démêler.
1 – Humilité
Une liberté qui va me servir d’abord pour dire que je n’ai rien a dire en fait sur les objectifs qui semblaient être les notre au début du programme. Si ce n’est que je ne les connaissais que peu et je crois me souvenir qu’il s’agissait d’un saut dans l’inconnu que nous mesurions mal. D’un autre côté, pouvait-il en être autrement ? Le commerce électronique est en soi un saut dans l’inconnu et je suis toujours étonné par les mesureurs de tendances qui prévoient que l’an prochain il y aura plus de ceci ou plus de cela, généralement moins de sécurité aussi ; je suis toujours assez offusqué par les vendeurs de fantasmes qui nous disent que demain sera soit plus beau soit plus dangereux, le tout en cachant à peine les intérêts directement pécuniaires qui les caractérisent. La révolution que nous vivons ne permet que mal – je crois – ces tentatives de prévision du futur. Une humilité donc qui pourrait inciter certains à croire que le programme est arrivé trop tôt.
2 – Pluridisciplinarité 1.0
À cette première critique, il en est une deuxième relative cette fois au niveau de pluridisciplinarité que le programme propose. En effet, sur ce point, il importe que nous modérions nos transports : cette maîtrise demeure pluridisciplinaire en surface, les professeurs étant assez peu au fait des activités des autres. Je ne connaissais pas et je ne connais encore que trop peu les champs de spécialité de mes collègues ; je ne suis que peu ou pas allé dans leurs classes pour les écouter et pour mesurer les distances qui nous séparent. Une réelle approche pluridisciplinaire aurait demandée de mieux interagir entre professeurs ce que nous ne firent pas ou peu. Et les raisons sont simples : en premier lieu, il y a la chronophagie. Etre plural prend du temps ; un temps dont je ne dispose plus, et ce, surtout en 2011. En second lieu, la pluridisciplinarité exige des institutions qu’elles s’intègrent davantage or justement ces dernières sont souvent lentes dans leur prise de décision et se complaisent dans le confort de leurs certitudes. Les 5 institutions sont des paquebots qui pour incliner leurs directions demandent du temps, beaucoup de temps. Les différents acteurs sont également peu enclins à agir avec vigueur à un programme novateur qui impliquant plusieurs joueurs donne l’impression d’être porté avec aucun.
3 – Tiers instruits
Cela dit, je vous crois vous les étudiants qui avait eu le privilège de passer par notre programme, en dépit des travers, des lourdeurs, des insuffisances du programme, des coordinations désorganisées, je vous crois extrêmement chanceux de pouvoir bénéficier d’une formation dont je ne dispose même pas moi-même. Moi qui doute de presque tout, je suis intimement persuadé que cette approche plurale est indispensable pour gérer la complexité que nous vivons. La crise de 2008 ne serait-elle comme plusieurs le suggère certains (voir notamment la référence dans Le Monde du 04 avril 2011 sur le papier des époux Schiller s’intitulant « Economists as Worldly Philosophers » (pdf) (décembre 2010)), une conséquence directe de la sur spécialisation ? L’avenir est au « bâtard », au métis. L’avenir est au tiers instruit comme le prénomme Michel Serres à savoir à celui qui comme l’arlequin bénéficie de la somme de tous les losanges qui constituent son costume. Mes quelques bémols ne sont donc aucunement quant à la pertinence du programme, bien au contraire. Et si des améliorations devaient y être intégrées, outre son organisation administrative, elle devrait justement considérer l’avènement de nouveaux cours pour compléter cette vision. J’y reviendrais.
Je pense donc que pour gérer la complexité, vous vous devez d’être, de plus en plus, des « spécialistes de rien » ; dépasser votre simple expertise, dépasser ce travers du spécialiste et tendre vers plus d’universalisme. Plus de culture.
4 – Perte de confiance envers l’histoire
Non loin de cette approche revendiquant encore plus de pluridisciplinarité, il est un autre point que j’aimerai soulever, à savoir, une certaine perte quant au rapport au temps. Avec la rapidité tant des sociétés modernes que des technologies, il est une fâcheuse tendance de perdre le lien avec l’histoire et par voie de conséquences avec les sciences sociales. Je me plais à citer cette chronique qui a récemment fait le tour du web de Normand Cousins, s’intitulant « The Poet and the Computer ». Dans ce texte assez court, ce médecin de UCLA a écrit, en 1989, un article où il fait l’éloge de la poésie pour le traitement de cette interaction entre l’homme et la machine :

« Le cerveau électronique (…) ne permet pas non plus de mettre un homme en relation avec ce à quoi il doit être relié ; la possibilité d’un épanouissement créatif ; la mémoire de la race ; et les droits des générations à venir.
La raison pour laquelle ces problèmes sont importants à l’âge informatique est qu’il y a une tendance à prendre les données pour de la sagesse, à confondre la logique avec les valeurs, l’intelligence avec la perspicacité. »

Cette tendance à privilégier, comme disait Camus, le réflexe à la réflexion, est amplifiée par la vitesse à laquelle l’information circule et avec le peu d’analyse qui lui est consacrée.
De façon identique, et pour revenir à la crise économique que nous vivons, les mêmes époux Schiller sont les premiers à dénoncer cette déperdition des sciences sociales dans les sciences économiques :

« After the apparent failure of economists to see the possibility of our recent financial crisis, there are emerging signs of greater interest in a balance between specialization and knowledge of findings in other fields, including history, psychology, and sociology. What can the profession do to encourage its members to continue this trend ? Are there supports or incentives that could encourage young economists to have greater investment in reclaiming the title of worldly philosophers ? »

Il m’apparaît donc primordial, dans le cadre de notre Maîtrise d’ajouter de nouveaux cours tel que, par exemple, un qui porterait sur l’histoire des technologies ou sur la technique en philosophie. De ces cours qui justement, par rapport au temps, ne serait peut-être pas utile pour les étudiants aussitôt la sortie de leur diplôme mais leur permettront, plus tard, d’aider les futurs décideurs du web québécois à densifier leurs choix.
5 – Pollutions législatives
Et le droit dans tout cela, qu’est-il devenu en espace de 10 ans ? Il s’est assurément densifié, complexifié, diversifié, révélé. Les lois aussi, travers suprême, se sont technicisées. Le droit a donc subi une double pollution : il y a d’une part trop de lois ; de ces textes pleins de la prétention selon laquelle il est possible d’encadrer la nouveauté par le seul avènement d’un nouveau texte. Le professeur Atias, non sans cynisme, a récemment critiqué cette inflation qui pourrait s’expliquer par la trop grande volonté de certains politiciens à associer leur nom à une loi :

« l’idée de loi – l’idée que les phénomènes et les comportements obéissent à des lois – séduit. Parce qu’elle s’expose simplement et demeure en mémoire, parce que le nom d’un découvreur peut y être attaché, l’affirmation de la loi semble marquer une étape historique. »

D’autre part autre facteur de pollution, les lois perdent le lien avec ce vecteur de tradition que constitue la parcimonie, l’économie de mots, et surtout l’absence de référence à la technologie.
Que de lois votées avec des succès mitigés ? Que celui qui a compris la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information me jette la première pierre !
6 – Velléités prétentieuses
Face sinon à ce vide, sans doute à ce flou, et sans doute à la place autorisée par la nouveauté, depuis 10 ans, l’on a vu s’affirmer aussi une communauté d’une prétention incroyable, pétris de néologismes pompeux, affublés d’expressions telles que stratèges, influenceurs, évangélistes, gourous, s’autoproclamant experts entre eux. La sagesse des foules effraie le juriste dont la règle, justement, est le fruit d’institutions reconnues, formellement admises, laissant une place passablement congrue aux usages, aux normes informelles qui pointent au détour de nouvelles situations que le droit formel ne parvient pas à encadrer.
Non, que je ne reconnaisse pas la portée ni des usages, ni des communautés d’acteurs dans le secteur technologique ; ce qui m’indispose davantage, c’est la revendication d’autonomie tant des usages que des communautés. Des écrivaillons reconnus par une page Facebook bien garnie ou un nombre de followers de plusieurs milliers. Je suis tombé il y a peu sur cette phrase délicieuse de Bernard Émond, utilisée dans un tout autre contexte, et reprise par Pierre Foglia :

« Je n’ai aucune sympathie pour l’idée très québécoise que tout le monde a quelque chose à exprimer ».

Le web, que cela plaise ou non, a autorisé le développement de certains rejetons qui se réclament d’une certaine indépendance d’avec les institutions et notamment nos bonnes vieilles universités. Et c’est très bien ainsi. Cela dit, il m’apparaît regrettable que cette émergence se fasse souvent au détriment de ce qui existait avant. De ce qui avait bénéficié, souvent, de la douce patine du temps.
Car si les générations spontanées ont leurs vertus, il est quelque peu dommage que leur affirmation passe parfois par la remise en cause des modèles existants. Il s’agit en effet de deux modèles de connaissance qui ne sont pas contradictoires et qui devraient cohabiter davantage ensemble.
7 – Soyons revendicatifs !
Le droit est aussi en bien des cas envisagé comme une nouvelle religion ; une sorte de légitimité qui malheureusement traduit souvent une volonté étatique de contrôler à tout prix ! Car la nouveauté et le changement de paradigmes donne l’occasion à certains acteurs d’occuper la place ainsi libérée. Or, il importe de rappeler de « contrôler les contrôleurs », de « surveiller les surveillants » et notamment ceux provenant de la machine étatique qui tend à profiter de l’innovation pour assurer sa mainmise sur la société civile et la société technologique.
Que ce soit en ce qui a trait au droit d’auteur (avec des formules telles que Hadopi), la cybercriminalité et ses amendements répétés (dont ceux qui vont apparaître bientôt avec le nouveau gouvernement majoritaire), les requêtes d’un plus grand contrôle de la police pour éviter la diffamation ou le harcèlement, il importe de rappeler que ces appels à plus de lois et plus d’ordre ont un coût considérable souvent supérieur aux atteintes que l’on tente d’endiguer. Un coût monétaire bien sûr, car les structures mises en place sont souvent dispendieuses ; un coût aussi en terme de libertés fondamentales qui ont pris des siècles à se cristalliser.
Soyons donc aux aguets de ces travers qui seraient susceptibles de s’immiscer dans nos sociétés civiles, au détour d’une loi pétris de bonnes intentions protectionnistes. Pour les 10 ans de son livre sur le Code, Lawrence Lessig répétait ce besoin d’activisme et de surveillance des administrés sur les administrateurs. Au-delà du contrôle des urnes que nous vivons en ce moment en cette période post-électorale.
Il importe donc de s’indigner. Une recommandation proposée par Stéphane Hessel à une échelle plus grande que celle qui concerne les seules technologies.
8 – N’ayons pas peur !
Non sans lien avec le précédent point, il m’apparaît important de prendre aussi avec un grain de sel les déclarations trop souvent véhiculées, justement, pour plus de contrôle, quant aux dangers qu’Internet est susceptible de générer. La peur est en effet un facteur invitant à se recroqueviller sur soi-même, le tout en ne permettant pas d’analyser sainement les atouts que les technologies sont également susceptibles de produire. Une croyance sans doute aussi dangereuse que de rêver des vertus outrancièrement bénéfiques que la technique est susceptible de nous procurer.
L’inconnu laisse donc place aux fantasmes qui sont très souvent instrumentalisés pour justifier une nouvelle loi, un nouveau cadre de contrôle. Bien sûr, des dangers existent. Mais pourquoi ne pas rappeler que le droit n’est souvent pas l’outil le plus efficace pour les encadrer. L’éducation, les « normes sociales » (pour reprendre l’expression de Lessig), sont souvent bien plus adaptées pour gérer harmonieusement les nouvelles technologies.
9 – N’ayons pas trop confiance non plus !
Même si cela peut paraître totalement contradictoire au précédent point, la confiance est un concept « extra-juridique » qui est justement fréquemment utilisé dans les lois pour motiver l’intervention législative (comme par exemple avec la Loi sur la confiance dans l’économie numérique). Or, comme le souligne ma collègue Valérie-Laure Benabou, ne devrait-on pas plutôt motiver les utilisateurs du web à se méfier des technologies et à se doter d’outils pour limiter les impacts négatifs que celles-ci sont susceptibles de produire.
La révolution technologique implique donc d’abord et avant tout un apprentissage pour développer les habilités de communication et de cognition. Un apprentissage qui je l’espère sera dans 10 ans totalement intégré par nos étudiants qui l’auront appris au Cégep ou au secondaire.
10 – Nous vivons une époque formidable !
Et justement, relativement à la confiance, et sans anticiper sur le panel 4, je conclurais avec cette référence d’un optimiste irréductible, Michel Serres, qui il y a 2 mois dans un article publié dans Le Monde a dédié un article délicieux à ses petits enfants, ses petits enfants qu’il appelle Petit Poucet et Petite Poucette parce qu’ils écrivent avec leurs pouces. Sans totalement souscrire à ce point de vue par trop optimiste et par trop iconoclaste, je finirais pas la très jolie citation de cet auteur dont la science et l’élégance ne sont plus à prouver :

« Je voudrais avoir dix-huit ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, non, puisque tout est à faire.
Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés. »

Parler d’amour pour finir. Quoi de mieux pour fêter un anniversaire. Bon anniversaire la Maîtrise.
 

Ce contenu a été mis à jour le 29 avril 2011 à 11 h 01 min.