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Cineplex sous les projecteurs : décision du Tribunal de la concurrence sur les frais cachés en ligne

Photo par Jeremy Yap sur Unsplash

Julie Maronani (Blogue rédigé par le cadre du cours DRT 6903) 

Les frais additionnels facturés par les commerçants sont-ils un simple attribut de l’achat en ligne ou contreviennent-ils à la loi ? Combien de fois une personne doit-elle faire défiler son écran ou cliquer avant qu’on tienne un frais pour caché ?  Voilà quelques questions qui ont été examinées par le Tribunal de la concurrence du Canada à l’occasion de sa récente décision, Commissaire de la concurrence c. Cineplex Inc.

Les protagonistes et le scénario

Dans cette affaire concernant la vente de billets de cinéma, Cineplex facturait des frais supplémentaires de 1,50$ par billet pour les transactions réalisées à travers son site Web ou son application mobile. Introduits en juin 2022, ces “frais de réservation en ligne” permettaient à Cineplex de générer des revenus de l’ordre de 20 à 30 millions de dollars par année.

Le Bureau de la concurrence reprochait à Cineplex divers aspects de son flux transactionnel en ligne.

  • Le prix mis en évidence pour les billets excluait les frais de réservation. Il fallait faire défiler l’écran jusqu’au bas de la page pour prendre connaissance de l’existence des frais.
  • Un bouton libellé “Procéder”, apparaissant dans un ruban flottant à l’écran, permettait de sauter directement aux prochaines étapes de la transaction sans jamais voir aucun détail concernant les frais.
  • Un compte à rebours, apparaissant aussi dans le ruban, pressait les usagers à conclure leur transaction rapidement.

Cineplex, pour sa part, était d’avis que les prix annoncés étaient véridiques et que les frais de réservation n’étaient aucunement cachés. L’argumentaire de Cineplex reposait sur les éléments suivants :

  • Le prix du billet était exact car il s’agissait d’un prix “de base” atteignable si une personne choisit d’acheter son billet en personne. De plus, certaines catégories d’usagers n’avaient pas à débourser les frais de réservation ou payaient un montant moindre (par ex. les personnes abonnées aux programmes de fidélité CineClub ou Scene+).
  • Pour les achats en ligne, dès qu’un billet était sélectionné, les frais de réservation étaient instantanément ajoutés à une somme affichée sous la rubrique “Sous-total”, faisant partie du ruban flottant.

Application mobile Cineplex: page de prix AVANT la sélection de billets

Application mobile Cineplex: page de prix APRÈS la sélection de billets

Source: Captures d’écran illustrant l’expérience d’achat sur l’application de Cineplex, tirées de l’Avis de demande du Commissaire à la concurrence selon l’article 74.01.

À la suite d’une enquête menée par le Bureau de la concurrence, celui-ci n’a pas été en mesure de s’entendre avec Cineplex. Une poursuite a donc été intentée devant le Tribunal de la concurrence du Canada et le jugement fut rendu le 23 septembre 2024.

Gros plan : les motifs du Tribunal

Clarifiant une controverse relative au standard d’analyse applicable, le Tribunal a conclu qu’un “citoyen ordinaire” «zyeutant» les pages pertinentes comprendrait que l’achat en ligne s’effectue au prix qui est mis le plus en évidence, qui en l’occurrence exclut les frais de réservation.

Le Tribunal a souligné, entre autres, ce qui suit :

  • Rien sur les pages ne suggérait qu’il s’agit d’un prix “de base” auquel s’ajoutent d’autres frais, ni que le prix était pour un achat en personne seulement.
  • La conception du flux incitait l’usager à conclure l’achat rapidement (par ex. compte à rebours, bouton “Procéder”). Dans ce contexte, l’information des pages comportant les prix ne serait pas scrutée très attentivement ou analysée en détail.
  • Même une fois les billets sélectionnés, un usager ne s’attarderait pas à faire de l’arithmétique pour valider l’exactitude de la somme affichée sous la rubrique “Sous-total”, et en déduire que des frais ont été ajoutés.

En rendant ces conclusions, le Tribunal a offert un éclairage inédit sur la manière d’évaluer l’impression générale du “citoyen ordinaire” dans le contexte spécifique d’un site Web ou d’une application. Il a affirmé que seul ce qui se trouve au-dessus de la ligne de flottaison – autrement dit, avant qu’un usager ne fasse défiler l’écran – est pertinent. Donnant raison au Commissaire de la concurrence et à son expert, le Tribunal a statué ce qui suit :

“ [298] I accept the Commissioner’s position on this issue. The general impression of the ordinary consumer should be determined by using the information located above the fold – what is visible to most consumers on arrival at the Tickets Page, before selecting a ticket. First, Mr Eckert’s evidence demonstrated, with recent, reliable and publically-available global webpage viewing statistics in support, that a solid majority (about two-thirds) of website and App users would see what is on their screens – the information that appears above the fold – when landing on the Tickets Page where they are presented with ticket pricing information for the first time. Second, I accept Mr Eckert’s evidence that consumers scroll down on a webpage or on the App if given a reason to do so. To the ordinary consumer, there is no obvious reason to do so on Cineplex’s Tickets Page. Third, I find on the evidence that Cineplex’s website was designed to dissuade (and, on a balance of probabilities, likely had the effect of dissuading) the ordinary consumer from scrolling down. Instead, the website enables and encourages the ordinary consumer to click the PROCEED button on the floating ribbon and to continue with the purchase of movie tickets without scrolling down – therefore, without seeing the information about the Online Booking Fee located below the fold once tickets are selected on the Tickets Page.

[299] In sum, for the purposes of the general impression of the ordinary consumer, the information within the “four corners” of the advertisement is what the ordinary citizen sees on the Tickets Page, above the fold and without scrolling.”

Pour Cineplex, cela signifie que les détails sur les frais additionnels localisés au bas de la page ne furent pas pris en compte.

Guidé par cette approche, le Tribunal a interprété une nouvelle disposition de la Loi sur la concurrence adoptée en 2022. Visant les indications de prix partiel, l’alinéa 74.01 (1.1) répute dorénavant comme faux ou trompeur l’annonce d’un prix qui n’est “pas atteignable en raison de frais obligatoires fixes” (exceptés certains montants comme les taxes). Donnant à nouveau raison au Commissaire de la concurrence, le Tribunal a conclu ce qui suit :

  • Les frais de réservation étaient fixes car leur montant était déterminé pour chaque catégorie de client et Cineplex effectuait des projections de revenu sur cette base. De plus, Cineplex ne pouvait se fonder sur l’existence de diverses catégories de clients (par ex. CineClub, Scene+) pour argumenter que les frais étaient variables ; comme il fallait s’identifier en ligne avant de voir un prix, Cineplex pouvait présenter le prix exact applicable à chaque personne.
  • Les prix n’étaient pas atteignables et les frais étaient obligatoires car les clients ne disposaient pas d’un choix réel s’ils souhaitaient éviter les frais : le contenu présenté en ligne ne les informait pas valablement de la façon d’éviter les frais, soit l’achat en personne.

Tout comme un bon maïs soufflé au cinéma, la pénalité fut salée pour Cineplex dans cette affaire. Condamnée à payer une sanction pécuniaire de près de 39 millions de dollars (c.-à-d. l’équivalent des revenus tirés des frais), il s’agit d’un montant record depuis l’augmentation en 2022 du plafond maximal prévu pour ce type de sanctions dans la Loi sur la concurrence.

Quoi retenir de la décision

Cette décision survient dans le cadre d’une recrudescence marquée de l’activité du Bureau de la concurrence pour lutter contre les indications de prix partiel, et les frais indésirables plus généralement.

Elle fait également suite à une série d’ententes négociées par le Bureau de la concurrence avec les commerçants de diverses industries (par ex. la location automobile ou la vente de billets de spectacles) qui visent à corriger l’annonce de prix trompeurs. Ces ententes ne donnant lieu à aucune jurisprudence, il s’agit donc d’une décision judiciaire phare qui offre un éclairage important sur l’interprétation à donner à la Loi sur la concurrence dans le contexte de la publicité et de la vente en ligne au Canada.

À cet égard, les prescriptions détaillées du Tribunal de la concurrence de ne considérer que l’information au-dessus de la ligne de flottaison sont à la fois novatrices et frappantes – et il y a fort à parier que cette approche pourrait être reprise pour interpréter d’autres lois visant plus spécifiquement la protection des consommateurs. Il est possible de se questionner sur l’impact qu’aura la décision sur la conception des sites et des applications à vocation commerciale. Par exemple :

  • Quelles informations doivent absolument être vues et lesquelles peuvent être reléguées à un second plan (par ex. sous la ligne de flottaison, sous un hyperlien ou dans une infobulle) ? Quelle valeur peut-on accorder aux informations placées au second plan dans la structure de navigation ?
  • Comment présenter une offre commerciale plus complexe en ligne en évitant la fatigue occasionnée par une surcharge d’informations et le défilement forcé de l’écran par l’usager ? À quel point les offres de biens ou de services complexes se prêtent-elles à des transactions en ligne ?
  • L’approche analytique doit-elle être exactement la même lorsqu’un site ou une application a une vocation strictement promotionnelle, et qu’aucune transaction ne s’y réalise ?

Au-delà du prix, l’approche du Tribunal peut s’appliquer à une multitude d’éléments qui sont publicisés en ligne par les commerçants (par ex. caractéristiques d’un bien ou d’un service, qualité, durabilité, etc.). Il sera donc intéressant de suivre le traitement réservé à cette approche relative à la ligne de flottaison dans d’autres contextes, au-delà des faits de cette affaire.

Cineplex ayant communiqué sa volonté de porter la décision en appel et déposé un avis à cet effet à la Cour d’appel fédérale le 23 octobre 2024, les prochains développements devront être suivis de près.

Note : Cet article a été rédigé avec l’aide de ChatGPT (remue-méninge et révision de texte). Les analyses qui y sont présentées n’engagent que son autrice.

Ce contenu a été mis à jour le 5 novembre 2024 à 10 h 22 min.

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